dimanche 26 avril 2009

Saint Sébastien n'est pas le saint patron des homosexuels

Peut-on voir en saint Sébastien le saint patron des homosexuels ? Cela semble bien difficile. Instituer l'homosexuel comme espèce est un procédé récent qui a été décrit par Foucault [1]. La création de saint Sébastien comme figure signifiante de l'homosexualité devrait donc être postérieure au 19ème siècle. Par ailleurs, notre très vénéré souverain pontife Benoit XVI proscrivant les pratiques homosexuelles et rejetant les homosexuels de ses séminaires, je vois mal comment on pourrait imaginer un saint patron protégeant un groupe social rejeté par le Vatican.

Mais qui nous empêcherait de décider qu'avec ou sans l'aval du Vatican saint Sébastien est le saint patron des gays ? Il est vrai que le saint Sébastien du Pérugin semble bien alangui pour un homme mis au supplice. La douleur est absente, le perizonium tombe bas et révèle même les premiers poils pubiens d'un saint glabre par ailleurs. Un article de Polychrome dresse une liste des positions représentées par les peintres italiens de la Renaissance (entre autres) et les connotations qu'elles suggèrent : danseur, éphèbe androgyne, rêveur... Ces peintures permettent de se faire une petite idée des représentations existantes de saint Sébastien à cette époque.

Si ces images nous paraissent chargées d'érotisme aujourd'hui, il y a pourtant un danger à reconnaître en ces saints Sébastien le saint patron des homosexuels. Il me semble que cette utilisation de peintures anciennes véhicule la confusion déjà existante entre androgynie et homosexualité. Elle superpose et confond une problématique de genre avec une problématique de sexualité. En effet ce qui nous est accessible immédiatement aujourd'hui dans les saints Sébastien du 16ème siècle, c'est le caractère souvent androgyne et parfois érotique des figures masculines. Les discours sur les sodomites au 16ème siècle en Italie [2] ne sont pas connus des spectateurs (pour le commun des mortels). Hélas, il est partout écrit et répété aux visiteurs des musées, que les saints Sébastien qu'ils ont devant les yeux sont les saints patrons des gays. La sexualité qui est alors projeté sur ces figures peintes est fausse et entretient un préjugé.

Le danger d'instituer saint Sébastien patron des homosexuels apparait alors clairement : renforcer l'idée préconçue selon laquelle l'homosexualité (moderne) est "un hermaphrodisme de l'âme" (Foucault) en présentant une homosexualité anhistorique et pathologique (comme inversion de la norme de genre) aux visiteurs des musées. Plus largement ces figures androgynes de la renaissance posent des questions sur les relations entre la grâce et le genre. Une figure masculine peut-elle être gracieuse sans qu'on la suspecte immédiatement aujourd'hui d'être androgyne? La grâce est-elle une qualité spécifiquement féminine ? A vous de vous faire votre petite idée sur la question.




[1] Michel Foucault (1976) Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir
Voici un court extrait de cet opus :
"Cette chasse nouvelle aux sexualités périphériques entraîne une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus. La sodomie - celle des anciens droits, civil ou canonique - était un type d'actes interdits ; leur auteur n'en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19ème siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif ; inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu'elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée – le fameux article de Westphal en 1870, sur les "sensations sexuelles contraires", peut valoir comme date de naissance - moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l'âme. Le sodomite était un relaps, l'homosexuel est maintenant une espèce."

[2] Voir le mémoire de Maîtrise en histoire de l'art de Karim Ressouni-Demigneux pour une réflexion sur ces discours : "La chair et la flèche. Le regard homosexuel sur saint Sébastien tel qu'il etait representé en Italie autour de 1500"

Illustration :
Le Pérugin, "Saint Sébastien" 1500-1510. (Source, Vittoria Garibaldi: Perugino. Silvana, Milano 2004, ISBN 88-8215-813-6 via Wikimedia commons)

dimanche 19 avril 2009

Les redoutables femmes de Franz von Stuck

Franz von Stuck, peintre bavarois, eut pour élèves Kandinsky et Klee et également une très forte influence sur le courant Sécession munichois. Totalement oublié, ses tableaux seront redécouverts dans les années 1960. Il peint "Le péché" ("Die Sünde") en 1893.

Von Stuck représente fréquemment de redoutables femmes dans ses oeuvres : Salomé qui obtient par ses charmes la tête de Saint Jean-Baptiste, Judith qui décapite de ses propres mains Holopherne après l'avoir séduit, Circé qui transforme quelques compagnons d'Ulysse en pourceaux, et enfin une amazone blessée. On pourrait ajouter à cette liste "Orphée", qui n'est pas une femme mais un homme qui sera déchiré (littéralement) par des ménades, et cette femme anonyme pour laquelle se battent férocement deux hommes, dans "Der Kampf ums Weib". Arrive maintenant cette figure allégorique qui représente le péché. Et naturellement von Stuck choisit une figure féminine [1] pour le symboliser.

Le religieux est très présent dans cette représentation. Le cadre du tableau d'abord : deux colonnes soutiennent un entablement. Le cadre forme un temple dont la figure féminine représentée pourrait être la prêtresse. Ce n'est pas anodin, puisque von Stuck apportait une attention particulière à la fabrication de ses cadres. Ce dernier est doré, et n'est pas sans rappeler à la fois les fonds dorés des mosaïques et fresques moyenâgeuse, même si on peut objecter que cette tendance des fonds dorés est utilisé par le mouvement Sécession sans forcément un caractère religieux. L'utilisation du serpent qui rappelle immédiatement la Genèse, et les nombreuses peintures d'épisodes bibliques que von Stuck a réalisé (Salomé, 1906 - Angel with the Flaming Sword - Crucifixion, 1892 - Judith et Holopherne, 1926 - Lucifer, 1890 - Pieta, 1891) laissent deviner qu'on ne peut retirer la dimension religieuse à ce tableau sans rater d'une bonne partie du message de l'artiste.

A quel péché von Stuck fait-il référence ? Le péché est soit une faute ou une erreur, soit une transgression de la loi divine dans un sens religieux. La gourmandise, la paresse, l'orgueil, l'avarice, l'envie, la colère, et la luxure sont les péchés capitaux dans la religion catholique. C'est de ces péchés capitaux que découlent les autres péchés. Le regard de la figure qui fixe le spectateur, sa chair blanche, le serpent, les longs cheveux (jusqu'en dessous du nombril, qui rattachent iconographiquement cette figure à Sainte Marie-Madeleine, sainte patronne des prostituées), tout semble indiquer que dans cette multiplicité des péchés, von Stuck ne retient ici que le péché de chair.

Qu'est-ce que von Stuck nous montre dans "Die Sünde"? Les deux surfaces claires dans le tableau sont un aplat doré en haut à droite, que je ne sais pas analyser, et les seins et le ventre de la figure féminine. On peut remarquer par contraste que le visage reste dans l'ombre. Le péché est peut-être avant tout corporel. L'esprit (de la tentatrice) n'invite pas au péché, son corps si. Et quelle partie du corps ? On doit en effet se demander pourquoi von Stuck focalise toute son attention sur cette partie du corps féminin, s'étendant du nombril aux seins. Pas de rondeurs des fesses, pas de galbe des cuisses, pas de déhanchement sensible. Le sexe n'est pas visible non plus. On peut s'apercevoir sur d'autres peintures, que von Stuck apprécie la posture particulière de la figure et qu'il utilisera des variations de celle-ci dans plusieurs de ses tableaux.


Extrait de "Der Kampf ums Weib"


"Salomé"

Mais alors pourquoi le ventre ? Le ventre comme centre symbolique de la souffrance pour la naissance, conséquence du péché originel ? Le ventre comme rappel de la condamnation du serpent de la Genèse (ce dernier est maudit et condamné à se déplacer sur son ventre) ? La mise en évidence énorme du ventre, par le ventre même de la figure féminine et par celui suggéré du serpent doit avoir une incidence sur la compréhension du tableau. Mais laquelle ?

Une hypothèse possible est d'envisager le ventre et les seins de la figure allégorique comme un rappel en négatif du caractère reproductif que représente la plastique de la femme. Evidemment ici la figure féminine n'est pas maternelle. Le ventre et les seins de la figure de von Stuck ne sont plus signes de la reproduction, mais signifient uniquement l'érotisme de l'allégorie. Or le 19ème siècle est celui où la sexualité arrive au terme d'un processus de normalisation. Le mot hétérosexuel a fait son apparition pour désigner le comportement sexuel normal. Est normal le sexe qui peut mener à la reproduction, même si celle-ci est évitée. Cette sexualité normative est construite pour lui opposer l'homosexualité, l'onanisme, etc... tous les comportements non reproductifs. Peut-être faut-il partir de là pour comprendre l'importance du ventre dans ce tableau. Ma compréhension de ce tableau est que von Stuck focalise notre regard sur l'absence de reproduction. Il indique ainsi que le péché réside non dans l'activité sexuelle mais dans le caractère non reproductif de celle-ci. Si vous avez une autre idée qui explique l'importance qu'accorde von Stuck à ces ventres, je suis preneur. Laissez moi un commentaire.

Quoiqu'il en soit on notera que notre ami von Stuck a une attirance prononcée pour le stupre et le sinistre (certains diront sublime, c'est une question de point de vue), comme l'indiquent les tableaux suivants :

Salomé, 1906
Sünde, 1893
Sisyphus, 1920
Sensuality, 1891
Crucifixion, 1892
Judith and Holofernes, 1926
Susanna im Bade
Lucifer, 1890
Orpheus, 1891
Der Kampf ums Weib, 1905

C'est sans jugement de valeur de ma part bien entendu, j'aime les deux. Et en particulier la chair mortifère de cette belle allégorie, qui finalement a perdu avec les années beaucoup de son caractère répulsif, et que nous regardons aujourd'hui avec un oeil bien étranger à ces basses questions de reproductions.




[1] J'ai essayé de m'imaginer un homme à sa place... impossible je n'y arrive pas. Pour la musique par exemple on trouve des allégories sous la forme de figure féminine dans la peinture française (Poussin, Le Huet), et masculine dans la culture grecque (avec Orphée). Je n'ai surement pas pensé à tout. Des suggestions de figures masculines représentant allégoriquement le péché de chair ?

Illustrations :
Franz von Stuck, "Die Sünde" 1893 (Neue Pinakothek à Munich).
Franz von Stuck, "Der Kampf ums Weib" 1905 (Ermitage). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.
Franz von Stuck, "Salome" 1906 (Städtische Galerie à Lenbachhaus). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.

samedi 11 avril 2009

Overbeck et une amitié particulière

Johann Friedrich Overbeck "Italia und Germania" 1811-1828 (Neue Pinakothek à Munich)

"Italia et Germania" semble être un tableau bien mièvre au premier abord. Deux soeurs, ou deux amies se tiennent les mains, chacune représentant allégoriquement une région culturelle. A droite la blonde Sulamite est Germania, à gauche la brune Marie est Italia [1]. Leur amitié symbolise les liens forts entre les arts de ces régions. Mais peut-on encore parler d'amitié dans la scène sensuelle que composa Overbeck ?

Bien sûr convoquer l'amour lesbien pour lire ce tableau est anachronique. Mais observons encore le tableau : Sulamite attire à elle Marie. Elle enserre une main de Marie dans les siennes et colle son visage à celui de Marie. Il y a là une tension sexuelle flagrante, pour peu que l'on prenne comme référentiel les comportements sociaux actuels. Si vous n'êtes pas convaincu, vous pouvez comparer la composition choisie par Overbeck dans "Italia et Germania", à celle proposée par Franz Pforr dans son "Allégorie de l'amitié" [2]. La nature bien particulière que revêt la relation entre Sulamite et Marie à nos yeux est alors surement plus marquante.



Cet anachronisme est utile pour se rendre compte du comportement étrange de Sulamite. Elle fait face à Marie, le mur fermant le tableau sur la droite suggérant sa position dominante. Assurée, les yeux ouverts, elle s'est avancée et attire maintenant à elle Marie, qui apparaît passive et les yeux baissés. Elle serre dans ses deux mains la main que Marie lui a abandonnée (relâchement du bras droit de Marie, position ouverte de son index et auriculaire). Cette répartition des rôles ne vous rappelle rien ? Sulamite se comporte comme un homme, Marie comme une femme dans une répartition des rôles homme / femme dans le paradigme hétérosexiste. Overbeck peint une allégorie de Germania sous des traits classiques, c'est-à-dire en femme, mais lui affecte un comportement étrange, une performance d'homme. Il n'y a donc pas vraiment à s'interroger sur le caractère lesbien ou non des allégories [3]. La question est ici : pourquoi diantre Overbeck représente-t-il Sulamite avec un comportement masculin ?

Quelques précisions sur la vie du peintre permettent peut-être de mieux comprendre Overbeck. Il quitte l'académie de Vienne avec d'autres peintres (dont Franz Pforr) en 1809 et fonde à Rome la Confrérie de Saint Luc. Arrivé à Rome à 21 ans, il y restera jusqu'à sa mort. "Italia et Germania" fait partie d'un échange de tableau entre Pforr et Overbeck. Dans cet échange, les peintres s'étaient engagés à représenter leurs fiancées idéales. Marie est celle d'Overbeck, Sulamite celle de Pforr. Elles symbolisent la fascination qu'exercent les arts italiens et germaniques respectivement sur Overbeck et Pforr. Le tableau de Pforr est composé comme un diptyque, Marie tenant l'enfant Jésus à gauche dans un jardin, Sulamite à droite dans une chambre. On aperçoit un troisième personnage à l'arrière-plan. C'est un portrait d'Overbeck, qui vient de pénétrer dans le jardin de Marie. La solution adopté par Overbeck, qui peindra son tableau entre 1811 et 1828, fait disparaître le troisième personnage et l'enfant Jésus, et unit les deux allégories.

Il semble alors opportun de proposer l'interprétation suivante au comportement masculin de Sulamite. Sulamite se comporte comme un homme, parce qu'elle est en réalité également une représentation du peintre qui prend possession de sa fiancé idéale. Overbeck figure peut-être ici son irrépressible attirance pour l'art italien, et plus largement pour un pays qu'il fera sien jusqu'à sa mort.




[1] Patricia Desroches-Viallet reconnaît à l'inverse Marie dans Germania, et Sulamite dans Italia dans son article "Etre peintre et peindre à Rome". La répartition des prénoms ne change pas l'analyse qui suit.

[2] Franz Pforr, Allégorie de l'amitié (Allegorie der Freundschaft).
Source : http://www.zeno.org - Zenodot Verlagsgesellschaft mbH

[3] Bien sûr il y a eu de tout temps des femmes aimant les femmes (ou du moins ayant des désirs charnels pour d'autres femmes, voir l'excellent blog de Georges-Louis Tin pour une petite mise en perspective de ce qu'est l'amour). Néanmoins on peut douter que ce genre de considération ait pu troubler et influencer Overbeck dans sa composition. Ce dernier, fervent catholique, était partisan du rétablissement de l'inquisition et du pilori pour les païens (cf article de Wolfgang Pruscha), ce qui indique a minima un certain conservatisme concernant les moeurs.

Illustrations :
Johann Friedrich Overbeck, "Italia und Germania" 1811-1828 (Neue Pinakothek à Munich). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.
Franz Pforr, Allégorie de l'amitié (Allegorie der Freundschaft). http://www.zeno.org - Zenodot Verlagsgesellschaft mbH