samedi 11 avril 2009

Overbeck et une amitié particulière

Johann Friedrich Overbeck "Italia und Germania" 1811-1828 (Neue Pinakothek à Munich)

"Italia et Germania" semble être un tableau bien mièvre au premier abord. Deux soeurs, ou deux amies se tiennent les mains, chacune représentant allégoriquement une région culturelle. A droite la blonde Sulamite est Germania, à gauche la brune Marie est Italia [1]. Leur amitié symbolise les liens forts entre les arts de ces régions. Mais peut-on encore parler d'amitié dans la scène sensuelle que composa Overbeck ?

Bien sûr convoquer l'amour lesbien pour lire ce tableau est anachronique. Mais observons encore le tableau : Sulamite attire à elle Marie. Elle enserre une main de Marie dans les siennes et colle son visage à celui de Marie. Il y a là une tension sexuelle flagrante, pour peu que l'on prenne comme référentiel les comportements sociaux actuels. Si vous n'êtes pas convaincu, vous pouvez comparer la composition choisie par Overbeck dans "Italia et Germania", à celle proposée par Franz Pforr dans son "Allégorie de l'amitié" [2]. La nature bien particulière que revêt la relation entre Sulamite et Marie à nos yeux est alors surement plus marquante.



Cet anachronisme est utile pour se rendre compte du comportement étrange de Sulamite. Elle fait face à Marie, le mur fermant le tableau sur la droite suggérant sa position dominante. Assurée, les yeux ouverts, elle s'est avancée et attire maintenant à elle Marie, qui apparaît passive et les yeux baissés. Elle serre dans ses deux mains la main que Marie lui a abandonnée (relâchement du bras droit de Marie, position ouverte de son index et auriculaire). Cette répartition des rôles ne vous rappelle rien ? Sulamite se comporte comme un homme, Marie comme une femme dans une répartition des rôles homme / femme dans le paradigme hétérosexiste. Overbeck peint une allégorie de Germania sous des traits classiques, c'est-à-dire en femme, mais lui affecte un comportement étrange, une performance d'homme. Il n'y a donc pas vraiment à s'interroger sur le caractère lesbien ou non des allégories [3]. La question est ici : pourquoi diantre Overbeck représente-t-il Sulamite avec un comportement masculin ?

Quelques précisions sur la vie du peintre permettent peut-être de mieux comprendre Overbeck. Il quitte l'académie de Vienne avec d'autres peintres (dont Franz Pforr) en 1809 et fonde à Rome la Confrérie de Saint Luc. Arrivé à Rome à 21 ans, il y restera jusqu'à sa mort. "Italia et Germania" fait partie d'un échange de tableau entre Pforr et Overbeck. Dans cet échange, les peintres s'étaient engagés à représenter leurs fiancées idéales. Marie est celle d'Overbeck, Sulamite celle de Pforr. Elles symbolisent la fascination qu'exercent les arts italiens et germaniques respectivement sur Overbeck et Pforr. Le tableau de Pforr est composé comme un diptyque, Marie tenant l'enfant Jésus à gauche dans un jardin, Sulamite à droite dans une chambre. On aperçoit un troisième personnage à l'arrière-plan. C'est un portrait d'Overbeck, qui vient de pénétrer dans le jardin de Marie. La solution adopté par Overbeck, qui peindra son tableau entre 1811 et 1828, fait disparaître le troisième personnage et l'enfant Jésus, et unit les deux allégories.

Il semble alors opportun de proposer l'interprétation suivante au comportement masculin de Sulamite. Sulamite se comporte comme un homme, parce qu'elle est en réalité également une représentation du peintre qui prend possession de sa fiancé idéale. Overbeck figure peut-être ici son irrépressible attirance pour l'art italien, et plus largement pour un pays qu'il fera sien jusqu'à sa mort.




[1] Patricia Desroches-Viallet reconnaît à l'inverse Marie dans Germania, et Sulamite dans Italia dans son article "Etre peintre et peindre à Rome". La répartition des prénoms ne change pas l'analyse qui suit.

[2] Franz Pforr, Allégorie de l'amitié (Allegorie der Freundschaft).
Source : http://www.zeno.org - Zenodot Verlagsgesellschaft mbH

[3] Bien sûr il y a eu de tout temps des femmes aimant les femmes (ou du moins ayant des désirs charnels pour d'autres femmes, voir l'excellent blog de Georges-Louis Tin pour une petite mise en perspective de ce qu'est l'amour). Néanmoins on peut douter que ce genre de considération ait pu troubler et influencer Overbeck dans sa composition. Ce dernier, fervent catholique, était partisan du rétablissement de l'inquisition et du pilori pour les païens (cf article de Wolfgang Pruscha), ce qui indique a minima un certain conservatisme concernant les moeurs.

Illustrations :
Johann Friedrich Overbeck, "Italia und Germania" 1811-1828 (Neue Pinakothek à Munich). La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project.
Franz Pforr, Allégorie de l'amitié (Allegorie der Freundschaft). http://www.zeno.org - Zenodot Verlagsgesellschaft mbH

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