samedi 14 novembre 2009

L'indiscret de Louis Boilly

En vous rendant au musée Cognacq-Jay à Paris vous pourrez découvrir quelques tableaux d'un peintre français assez peu connu, Louis Boilly (1761-1845). Parmi ceux-ci on trouve "L'indiscret" (1795-1800). Boilly présente ici une scène grivoise, où un homme s'introduit dans une chambre où se sont enfermées deux jeunes femmes.

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Qui sont ces deux femmes ? Mabille de Poncheville écrit à ce propos, "si l'on en juge par le carton de modes placé sur une chaise où trainent des rubans roses, ce sont des grisettes". Les grisettes sont de jeunes ouvrières aux mœurs légères, dont Ernest Desprez dresse un portrait dans "Les grisettes à Paris". D'origines modestes, la grisette peine à joindre les deux bouts à la fin du mois, et est aidée financièrement (en schématisant) par un cinquantenaire, "le monsieur" qui est son "ami de raison". "Le jeune homme" est son "ami des dimanches" et il emmène la grisette aux spectacles ou à la campagne le week-end. Son "ami du coeur", enfin, est trop pauvre ou rustaud pour se substituer totalement aux deux premiers amis, et la grisette "ne [le] trompe que par nécessité". Nous voilà fixés pour leur identité sociale.

Quelles relations unient les deux jeunes femmes ? Peut-être une amitié romantique telle que celles décrites par Florence Tamagne :
"Le culte de la sensibilité qui s'épanouit à la fin du 18eme s'exprime bien à travers le développement des amitiés romantiques : ces relations, passionnées mais platoniques offraient aux femmes des classes moyennes et supérieures un dérivatif d'une vie de dépendence et d'ennui. Elles étaient regardées avec bienveillance, car elles s'inscrivaient dans les stéréotypes de l'idéal féminin de sensibilité, fidélité et dévouement".
Florence Tamagne, "Mauvais genre - une histoire des représentations de l'homosexualité"
Les jeunes filles de ces amitiés romantiques ne sont pas au fait des choses de la vie. Elles attendent le mari qui leur sera bien souvent imposé, et qui les défera de leur innocence pour en faire des femmes. Si cette amitié platonique n'est pas à exclure ici, elle est cependant peu probable. L'origine populaire des grisettes, et la présence du jeune homme qui n'est certainement pas un futur mari discréditent cette hypothèse.

Ne seraient-elles pas simplement deux amies, sans sous-entendus sexuels ? C'est possible, mais les apparences sont contre elles. L'une est seins nus, l'autre allongée sur le lit et semble avoir abandonné sa robe sur la chaise. La chaise elle-même devait être placée pour bloquer la porte et gêner son ouverture, le jeune homme ne pouvant que se glisser par l'entrebâillement. Elles se sont enfermées pour des activités qui demandent de se dévêtir et qui ont décoiffé la jeune fille à la robe bleue. La robe négligemment posée en travers de la chaise, la chaussure renversée par terre pourraient indiquer une certaine précipitation, qui joue  en faveur d'une autre hypothèse qui sera la notre : les jeunes femmes sont amantes.

S'il est difficile d'être catégorique quand au caractère saphique de la relation entre les jeunes femmes, il est impossible de rejeter formellement cette éventualité. Mabille de Poncheville indique dans son ouvrage sur Boilly que ce dernier "illustre de si près ces auteurs [de romans libertins] fameux du jour, qu'il est possible de reconnaître plus d'une de leur scènes sur ses tableaux". Par ailleurs Florence Tamagne souligne que "l'anandryne, nouvelle figure de la lesbienne, fait les délices de la littérature libertine" du 18ème siècle. Il n'est donc pas exclu que Boilly se soit inspiré d'un roman libertin décrivant deux lesbiennes surprises par un garçon. Ce pourrait être par exemple M. Nicolas, personnage principal du roman éponyme de Restif de la Bretonne, un de ces auteurs libertins; En effet de Poncheville indique à propos de M. Nicolas : "Et encore est-il « l'indiscret » qui veut entrer à toute force dans la chambre de deux jeunes filles" (je n'ai pas retrouvé le thème de l'indiscret et des anandrynes dans ce roman, si vous avez les références je suis preneur, laissez un commentaire).

Ce tableau met donc en scène selon nous deux tribades (le terme lesbienne ne deviendra commun qu'au 19ème siècle). Cependant en pratique il renforce la norme hétérosexuelle. En effet à l'époque deux espèces de tribades étaient mises en évidence dans les représentations sociales. Ces deux espèces sont décrites par Stéphanie Bee :
"Les vraies tribades pour les contemporains [~fin 18ème siècle] avaient une allure masculine et une voix forte, presque virile. Elles étaient des séductrices actives, en toute puissance. Elles recherchaient des « succubes », c’est-à-dire des jeunes femmes fragiles, féminines, à séduire. Celles-là étaient en quelque sorte des fausses « tribades » : elles se laissaient tromper par la virilité apparente de leur partenaire et se méprenaient sur leurs désirs, mais pouvaient à tout moment retrouver le droit chemin."
Stéphanie Bee, "La Secte des Anandrynes"
Ces deux jeunes filles sont des "succubes", qui vont prestement retrouver le droit chemin grâce à l'intervention providentielle de l'importun et du spectateur. Leur résistance à l'entrée du jeune homme est feinte. Mabille de Poncheville décrit ainsi leur attitude : "un pot à la main l'une s'appuie contre la porte qui laisse entrevoir le garçon; l'autre couchée sur le lit montre le plus malicieux visage et ne se soucie pas de venir en aide à sa compagne". La tentative de la jeune fille debout pour entraver l'ouverture de la porte est bien timide. Sa compagne se love de façon ravissante dans le lit en faisant mine de se cacher le visage avec le drap, mais en réalité ne cache que ses cheveux et laisse voir son visage. Toutes les deux jettent un regard complice au spectateur et lui sourient. Le refus qu'elles opposent à l'entrée du garçon n'est que conventionnel. Elles intégreront probablement dans les instants qui suivent le garçon (et le spectateur masculin qu'elles provoquent du regard ?) à leurs jeux.

Finalement la raison d'être de ces fausses tribades n'est que de manifester un retour à la norme. Nous assimilons ces deux femmes à des lesbiennes par la situation qui nous est donnée avant l'entrée du garçon. Leur comportement par contre n'est pas celui de lesbiennes lorsque le garçon arrive. Ces tribades se transforment alors en soubrettes, prêtes à répondre aux attentes du garçon de la maison. La présence de lesbiennes dans ce tableau de Boilly ne contribue pas à donner au saphisme une meilleure visibilité. Au contraire celui-ci disparait derrière le comportement hétérosexuel des jeunes femmes. Cette peinture est un exemple de négation du saphisme, selon l'argument malheureusement trop répandu qu'une femme n'est lesbienne que tant qu'elle n'a pas été initié par un homme au "vrai" plaisir.


Sources :
Florence Tamagne, "Mauvais genre - Une histoire des représentations de l'homosexualité", Editions de la Martinière, 2001
A. Mabille de Poncheville, "Boilly", Ed. Plon, 1931
Stéphanie Bee, La Secte des Anandrynes, univers-l.com, 2009
Ernest Desprez, "Les Grisettes à Paris" dans "Paris, ou le livre des cent et un", Tome 6, 1832
Biographie de Boilly sur artandpopularculture.com

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