Phryné est une hétaïre grecque du IVème siècle av J.C. Accusée d'impiété, elle est jugée devant l'aréopage. Hypéride, l'orateur qui la défend, et accessoirement un de ses amants, convainc les héliastes de l'innocence de Phryné en arrachant le haut de sa tunique, dévoilant ainsi sa poitrine. Les héliastes virent dans la grande beauté de Phryné le signe d'une protection d'Aphrodite et eurent peur de fâcher cette divinité en mettant à mort une de ses servantes. Ils acquittèrent donc Phryné. Jean-Léon Gérôme représente en 1861 le moment précis où les charmes de Phryné sont dévoilés aux jurés.
Dans le tableau de Gérôme, Hypéride s'est un peu emporté, et au lieu de dévoiler le seul buste de Phryné, il la met totalement à nu. Phryné se protège le visage dans un geste qui révèle une pudeur bien haut placée, et livre encore un peu plus son corps aux yeux des juges qui n'en demandaient pas tant. Ces deux attitudes qui caractérisent si fortement ce tableau sont pourtant en contradiction avec ce que l'on sait de Phryné.
Pour comprendre ces contradictions considérons deux personnages. Il y a d'un côté la prostituée. Elle ne peut pas se refuser à un client ni faire jouer la concurrence. Si deux hommes se disputent ses services, on procède à un tirage au sort et elle n'a pas son mot à dire. Son corps est une marchandise, et elle reçoit une rétribution monétaire en échange de ses services. Son corps fait partie de l'espace public, il est exhibé dans les exhibitions des bordels, ou lors de ses prestations en tant que musicienne ou danseuse. De l'autre côté il y a la courtisane. Elle a un nombre réduit d'amants qu'elle choisit. Ils la couvrent de cadeaux pour s'attacher ses faveurs. Elle n'accepte pas d'argent normalement, mais si elle fait payer ses services elle exige alors des sommes extravagantes. Elle protège son corps des regards, car le fait qu'on ne puisse le voir fait sa valeur (exception étant faites de l'art : ce dernier peut être célébré par l'intermédiaire d'une statue, comme la statue d'Aphrodite de Praxitèle)
Bien sûr il n'existe pas que deux types extrêmes de prostitués et d'hétaïres[2], et toutes les nuances intermédiaires devaient se trouver dans la cité athénienne. Néanmoins on peut dire que Phryné, elle, était une courtisane, et qu'elle n'avait rien d'une prostituée. Les cadeaux somptueux que Phryné exigeait pour être séduite, ses amants illustres (Praxitèle, Pline l'ancien...), et l'économie qu'elle faisait de l'exposition de son corps laissent peu de doutes sur la question. Athénée écrit ainsi :
Il faudrait donc jeter la pierre à Gérôme, pour la pudeur haut placée de son personnage, pour l'exagération du geste d'Hypéride également. Mais si ce tableau est si beau, c'est surtout grâce à la pose (novatrice ?) de Phryné. Et je ne résiste pas à cette mise en abime facile : la Phryné de Gérôme rachète la faute de son peintre par sa pose comme la Phrynée historique fut lavé de ses accusations par sa beauté.[3]
[1] Source : http://remacle.org/bloodwolf/textes/courtisane1.htm
[2] Pour tout ce qui concerne la prostitution à Athènes, voir la source suivante : Prostitution et sexualité à Athènes à l’époque classique. Autour des ouvrages de James N. Davidson (Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, 1997) et d’Elke Hartmann (Heirat, Hetärentum und Konkubinat im klassischen Athen, 2002). Claudine Leduc et Pauline Schmitt Pantel. Article consultable sur http://clio.revues.org/
[3] Tant que vous y êtes, vous me pardonnerez en même temps le langage christique.
Illustration :
Jean-Léon Gérôme, "Phryné devant l'aréopage" 1861 (Hamburger Kunsthalle)
Dans le tableau de Gérôme, Hypéride s'est un peu emporté, et au lieu de dévoiler le seul buste de Phryné, il la met totalement à nu. Phryné se protège le visage dans un geste qui révèle une pudeur bien haut placée, et livre encore un peu plus son corps aux yeux des juges qui n'en demandaient pas tant. Ces deux attitudes qui caractérisent si fortement ce tableau sont pourtant en contradiction avec ce que l'on sait de Phryné.
Pour comprendre ces contradictions considérons deux personnages. Il y a d'un côté la prostituée. Elle ne peut pas se refuser à un client ni faire jouer la concurrence. Si deux hommes se disputent ses services, on procède à un tirage au sort et elle n'a pas son mot à dire. Son corps est une marchandise, et elle reçoit une rétribution monétaire en échange de ses services. Son corps fait partie de l'espace public, il est exhibé dans les exhibitions des bordels, ou lors de ses prestations en tant que musicienne ou danseuse. De l'autre côté il y a la courtisane. Elle a un nombre réduit d'amants qu'elle choisit. Ils la couvrent de cadeaux pour s'attacher ses faveurs. Elle n'accepte pas d'argent normalement, mais si elle fait payer ses services elle exige alors des sommes extravagantes. Elle protège son corps des regards, car le fait qu'on ne puisse le voir fait sa valeur (exception étant faites de l'art : ce dernier peut être célébré par l'intermédiaire d'une statue, comme la statue d'Aphrodite de Praxitèle)
Bien sûr il n'existe pas que deux types extrêmes de prostitués et d'hétaïres[2], et toutes les nuances intermédiaires devaient se trouver dans la cité athénienne. Néanmoins on peut dire que Phryné, elle, était une courtisane, et qu'elle n'avait rien d'une prostituée. Les cadeaux somptueux que Phryné exigeait pour être séduite, ses amants illustres (Praxitèle, Pline l'ancien...), et l'économie qu'elle faisait de l'exposition de son corps laissent peu de doutes sur la question. Athénée écrit ainsi :
Il faut bien avouer que la splendeur de Phryné résidait dans ce qu’elle ne montrait pas. C’était impossible de la voir nue, car elle était toujours vêtue d'une tunique qui dissimulait les charmes de son corps ; de plus, elle n'allait jamais aux bains publics.Le comportement de la Phryné de Gérôme est donc difficilement compréhensible. Alors que le dévoilement de son corps la déshonore (les femmes mariées et soucieuses de leur réputation ne sortant dans la cité qu'entièrement couvertes d'un épais manteau[2]), elle expose ce dernier bien plus encore par sa pose. Que l'on juge d'ailleurs de la différence entre l'Aphrodite de Cnide qui cachait son sexe de sa main droite (dont Phryné aurait été un modèle), et la pose lascive du personnage peint par Gérôme.Athénée de Naucratis : XIII : 59 : les courtisanes : Phryné[1]
Il faudrait donc jeter la pierre à Gérôme, pour la pudeur haut placée de son personnage, pour l'exagération du geste d'Hypéride également. Mais si ce tableau est si beau, c'est surtout grâce à la pose (novatrice ?) de Phryné. Et je ne résiste pas à cette mise en abime facile : la Phryné de Gérôme rachète la faute de son peintre par sa pose comme la Phrynée historique fut lavé de ses accusations par sa beauté.[3]
[1] Source : http://remacle.org/bloodwolf/textes/courtisane1.htm
[2] Pour tout ce qui concerne la prostitution à Athènes, voir la source suivante : Prostitution et sexualité à Athènes à l’époque classique. Autour des ouvrages de James N. Davidson (Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, 1997) et d’Elke Hartmann (Heirat, Hetärentum und Konkubinat im klassischen Athen, 2002). Claudine Leduc et Pauline Schmitt Pantel. Article consultable sur http://clio.revues.org/
[3] Tant que vous y êtes, vous me pardonnerez en même temps le langage christique.
Illustration :
Jean-Léon Gérôme, "Phryné devant l'aréopage" 1861 (Hamburger Kunsthalle)